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Les origines de la crise espagnole
mardi 2 octobre 2012, par
LE CHAT DE FELIPE GONZÁLEZ
Tout récit a pour point de départ un lieu et un
moment déterminés. La crise m’affecte directe-
ment : nombre de mes amis espagnols sont en
train d’en subir toute la furie dévastatrice. Ils
sentent que l’avenir est jalonné d’incertitudes et
voient, stupéfaits, la normalité d’un pays
européen se disloquer jour après jour, emportée
dans la course folle d’un pouvoir à deux têtes, le
Parti populaire (PP) et le Parti socialiste ouvrier
espagnol (PSOE), incapables l’un comme l’autre
de fournir la moindre explication à ce qui a mal
tourné hier, à ce qui tourne mal aujourd’hui, et
surtout à ce qui pourrait tourner plus mal
encore demain.
On suppose que le rôle d’un gouvernement est de
façonner le récit de la société, de ses contradictions
et de ses problèmes ; or un tel récit n’existe pas et n’a
jamais existé en Espagne. Et ce pour la bonne rai-
son que, depuis la mort de Franco et le début de la
transition vers la démocratie1, les responsables
politiques ont érigé la paresse intellectuelle en
marque de fabrique. Jamais n’a été pensé un
modèle de fonctionnement viable pour le pays.
Lorsqu’on relit, comme je l’ai fait, les déclarations
au parlement ou les discours électoraux, on y
cherche en vain la moindre expression d’une idée
pour la société espagnole.
Le seul homme d’Etat qui ait jamais entrepris
un tel récit fut Manuel Azaña, le dernier président
de la République avant le coup d’Etat franquiste. Il
n’y en eut pas d’autre, parce que la grande carence
de l’Espagne tient à l’inexistence d’une bourgeoisie
éclairée, qui découle elle-même de l’absence
d’hommes d’Etat.
La seule déclaration marquante, c’est la devise
du dirigeant chinois Deng Xiaoping, citée en son
temps par Felipe González2 : « Peu importe que le
chat soit blanc ou noir, du moment qu’il attrape les
souris. » A partir de cette métaphore, dont la signifi-
cation a fini par s’imposer à toutes les situations
sociales, économiques, culturelles et politiques du
pays, je vais tenter de construire un récit qui per-
mette de comprendre ce qui s’est passé, ce qui se
passe et pourquoi. En tant que citoyen européen,
j’ai besoin d’un récit qui rende intelligible notre
présent de cauchemar et qui m’aide à en trouver la
sortie, avant qu’il ne s’empare de moi, tel le portrait
maudit de Dorian Gray. L.S.
Il faisait froid à Madrid en cette ma-
tinée du 4 février 1988 ; mais la rudesse
de l’hiver se ressentait dans la rue, et
non dans la salle confortablement
chauffée du Palais des Congrès. A l’in-
vitation de l’Association pour le pro-
grès de la direction (APD), un bon mil-
lier de chefs d’entreprise buvaient les
paroles de Carlos Solchaga, le ministre
de l’Economie et des Finances du gou-
vernement socialiste de Felipe Gonzá-
lez : « L’Espagne est le pays d’Europe et
peut-être du monde où l’on peut ga-
gner le plus d’argent à court terme. Il
n’y a pas que moi qui le dis : c’est aussi
ce qu’affirment les consultants et les
analystes boursiers. »
L’ovation recueillie par le ministre
fit grimper la température à un niveau
tropical. Le PSOE parlait clair et sans
chichis : l’Espagne était un pays où
seuls les idiots ne devenaient pas
riches – ou négligeaient de se
convaincre qu’ils l’étaient. Le fonc-
tionnement de l’économie, le principe
de solidarité, la conception sociale-dé-
mocrate du bien-être, une analyse de
gauche des origines de la richesse : tout
cela et tout le reste avait été balayé sur
la voie glorieuse qui devait conduire la
société à ne plus se reconnaître que
dans la fortune, et, de surcroît, dans
une fortune « à court terme ».
Comment un pays cède-t-il aux
sirènes de l’argent facile ? Les argu-
ments avancés par les économistes
pour expliquer la crise mondiale élu-
dent un fait essentiel : non seulement
le système capitaliste a échoué dans
son ensemble, mais, dans le cas parti-
culier de l’Espagne, cet échec a été
amplifié par la transition ratée d’une
dictature nationale-catholique à un
Etat démocratique ayant pour seule
obsession de tourner la page.
L’incorporation à la communauté
des nations européennes a rendu im-
possible ou inaudible toute discussion
sur la nature du chantier démocra-
tique. L’expérience républicaine fut
ignorée, sans que l’on s’inquiétât du
prix à payer pour l’absence de réfé-
rents historiques, ni pour le désir
d’Occident qui nous jeta dans les bras
de l’Organisation du traité de l’Atlan-
tique nord (OTAN) à la fin de la guerre
froide, ni, surtout, pour cette malédic-
tion culturelle appelée le « pica-
resque »3. Le chat, quelle que fût sa
couleur, devait attraper les souris.
On peut rire au spectacle de la ca-
naille se régalant du raisin volé au
pauvre aveugle, mais quand cette vei-
ne picaresque devient un principe de
vie, ou pire, de gouvernement, les
conséquences sont là pour durer. Car
nos ratés d’aujourd’hui n’existent que
pour nous rappeler ceux d’hier. Parmi
ces ratés, l’usage d’un vocabulaire per-
verti pour éloigner la réalité. Ce n’est
pas un hasard si le terrorisme d’Etat
pratiqué contre ETA4 dans les années
1980 reçut l’appellation de « politique
antiterroriste », ni si le mot « crise » fut
remplacé par « baisse de la croissan-
ce », ni si le sauvetage d’une banque
privée par des fonds publics fut pré-
senté comme un « prêt dans les
meilleures conditions ». Depuis le pre-
mier jour de la transition démocra-
tique, l’euphémisme s’était imposé
comme un élément structurant du
discours politique.
Trois ans avant la chute du mur de
Berlin, l’effondrement du socialisme
prétendument réel dans les pays de
l’Est et la proclamation du « nouvel
ordre mondial », l’Espagne adhérait à
l’Union européenne, et le mot de
mondialisation résonna dans un va-
carme assourdissant, faisant taire
toute réflexion sur l’opportunité réel-
le ou sur la manière la plus sage
d’intégrer l’Espagne dans la nouvelle
économie mondialisée. Vautrés dans
la certitude d’appartenir par osmose à
la minorité fortunée de l’humanité, la
classe politique en général et les éco-
nomistes dans leur immense majorité
ne réfléchirent pas une seconde aux
conséquences d’une décision qui se
trouve pourtant à la racine de la crise
actuelle.
Quand les économies les plus
puissantes du monde décidèrent que
les nations moins développées de-
vaient se transformer en marché
géant, à condition qu’elles s’ouvrent à
la concurrence du « premier monde »,
aucun prophète du style de Carlos Sol-
chaga n’a cessé de croire et de marteler
que les conditions imposées aux pays
du tiers monde, pour injustes et in-
grates qu’elles fussent, impulseraient
une dynamique irrésistible : les
pauvres vendraient davantage de
marchandises aux riches et devien-
draient plus compétitifs face aux in-
dustries du premier monde.
Ces pays connurent une croissan-
ce spectaculaire et furent baptisés
« économies émergentes ». Leur enri-
chissement, qu’on aurait pu saluer
comme une juste réparation pour des
siècles de pillage, eut pour effet de
concentrer dans les mains des élites la
majeure partie des richesses créées,
incitant les Etats à faire prévaloir les
« nécessités » économiques sur les
considérations politique. Tout à leur
souci de profit, les pays occidentaux
n’hésitèrent pas à sacrifier leurs
propres industries nationales. Les dé-
localisations d’usines et les chantages
du type « Pas d’impôts ou je m’en vais »
les incitèrent à restreindre leur train de
vie et à creuser les premières brèches
dans l’Etat-providence, en attendant
son démantèlement complet.
Fallait-il s’étonner du comporte-
ment des nouveaux seigneurs ? Non.
Le visage qu’arborait le capitalisme
n’avait rien de nouveau. Longtemps
avant que le mot « mondialisation »
n’entre dans le vocabulaire de l’écono-
mie et de la politique, son contenu
avait été parfaitement esquissé par le
président d’une lointaine nation sud-
américaine, Salvador Allende5, au
cours d’un discours prononcé devant
l’Assemblée générale des Nations
Unies, le 4 décembre 1972 : « Nous as-
sistons à un conflit frontal entre les
grandes transnationales et les Etats.
Ces derniers se trouvent parasités
dans leurs décisions essentielles – po-
litiques, militaires et économiques –
par des organisations mondiales qui
ne dépendent d’aucun Etat et ne ré-
pondent de leurs actes devant aucun
parlement ni devant aucune institu-
tion garante de l’intérêt collectif. En
un mot, c’est toute la structure poli-
tique du monde qui est en train d’être
sapée. »
A cette époque, déjà, le marché se
comportait comme une dictature, et la
politique, ce vieil art du possible, pre-
nait l’allure d’un test de compétences
servant à évaluer les meilleurs ges-
tionnaires du marché. Tout cela, les
politiques espagnols l’ont sciemment
ignoré. L’adage « Je méprise ce que
j’ignore », si caractéristique du pícaro,
les a figés dans un immobilisme abso-
lu devant les premiers symptômes de
la crise.
Pas un qui ne se délecte d’affirmer
que le tourisme est la première (ou
deuxième, pour les plus placides) in-
dustrie du pays, pas un pour rappeler
que la manne touristique est sujette à
des contingences extérieures à la vo-
lonté de ceux qui la convoitent et qu’el-
le génère, outre la fortune du patronat
hôtelier, un complexe d’infériorité qui
abîme la société tout entière. Ce n’est
pas la même chose d’habiter un pays
en pointe dans l’innovation technolo-
gique ou un pays de domestiques, de
cuisiniers et de réceptionnistes.
L’adhésion de l’Espagne à l’Union
européenne, aux côtés de la Grèce et
du Portugal, marqua non seulement
la fin de l’autarcie ibérique, mais aus-
si le commencement d’un arrosage
intensif – les fameux fonds de cohé-
sion et d’aide au développement – qui
draina plus d’argent que le plan Mar-
shall n’en avait réuni pour l’Europe de
l’après-guerre. Pour la seule période
2007-2013, l’Espagne a obtenu 3,25
milliards d’euros. Malgré le dogme
« L’Espagne va bien », prêché durant
les huit années de règne de José María
Aznar, et malgré la consigne de son
successeur, José Luis Rodríguez Zapa-
tero6, stipulant que le pays jouissait
d’une économie plus prospère que
l’Italie et d’une finance plus perfor-
mante que le reste du monde, l’Es-
pagne n’a pas versé un seul centime
pour les dix pays de l’Est qui ont re-
joint l’UE en 2004. Cette pingrerie au-
rait dû suffire à mettre la puce à
l’oreille des voisins européens. Si tel
n’a pas été le cas, c’est parce que les
marchés avaient repéré en Espagne –
comme ils l’avaient fait précédem-
ment aux Etats-Unis – une poule aux
œufs d’or bien plus prometteuse que
l’incertaine modernisation du systè-
me productif : la spéculation immobi-
lière et l’octroi illimité de prêts hypo-
thécaires.
Rares sont les hommes politiques,
les économistes espagnols ayant pris
la mesure du fait que, durant les cinq
années qui ont précédé la chute de la
banque Lehman Brothers, les écono-
mies émergentes comme la Chine, le
Brésil et l’Inde ont enregistré des pics
de croissance phénoménaux. Rares
parce que la course à la compétitivité
engagée par les quelques entreprises
espagnoles encore capables de tirer
leur épingle du jeu mondial importait
peu au regard des gains à court terme
promis par la bulle immobilière.
La corruption apparut dans la vie
politique espagnole comme l’essence
même du picaresque : je te finance ta
campagne électorale et tu m’accordes
des permis de construire sur les ter-
rains de ta commune. Des épouvan-
tails urbains se mirent à pousser un
peu partout, comme Seseña, la ville
fantôme du désert de Tolède : treize
mille cinq cents appartements sans
eau, ni gaz, ni infrastructures, sans ha-
bitants non plus, à l’exception de
quelques naufragés et des tourbillons
de sable. Les banques avaient fait
grimper artificiellement le prix de cet-
te verrue immobilière avant de la cé-
der à l’un des entrepreneurs les plus
riches d’Espagne, Francisco Hernan-
do Contreras, dit l’Egoutier – un per-
sonnage très picaresque, analphabète
devenu milliardaire grâce à l’évacua-
tion des excréments.
Des cités mortes comme Seseña, il
s’en est construit aux quatre coins du
pays. Il est vrai que la construction
crée des emplois. Dans une de ces dé-
clarations extravagantes dont il avait
le secret, l’ancien chef du gouverne-
ment Zapatero assura qu’entre 2006 et
2008 l’Espagne avait créé plus d’em-
plois que la France, l’Italie et l’Alle-
magne réunies – en omettant de préci-
ser que les nouveaux salariés
espagnols étaient trois fois moins ré-
munérés que leurs homologues
français, italiens ou allemands. Le
pays se portait merveilleusement. La
« marque Espagne » faisait la fierté de
ses propriétaires.
Le modèle productiviste appliqué
au secteur immobilier a corrompu
non seulement la vie politique, mais
aussi la vie culturelle et sociale. Des
centaines de milliers de jeunes re-
noncèrent de bon cœur à leur droit à
l’éducation, car la grue et la brique
leur ouvraient les bras. Pourquoi se fa-
tiguer à faire six, sept ou huit années
d’études pour devenir ingénieur ou
médecin, alors qu’il suffit de trois
mois de salaire pour obtenir un prêt
hypothécaire remboursable sur trente
ou quarante ans qui vous garantira
appartement, voiture, téléviseur hau-
te définition et téléphone portable
dernier cri ? Jamais un pays ne connut
une désertion aussi massive et aussi
rapide de ses universités. Jamais avec
autant d’allégresse un pays ne sacrifia
son avenir à la promesse du « mettez
m’en deux ».
La fièvre immobilière et la corrup-
tion afférente se concrétisèrent par
des aéroports grandioses où jamais un
avion n’a atterri, par des lignes de
train à grande vitesse qu’aucun passa-
ger n’a empruntées, par des circuits de
course automobile où forniquent les
lapins, par des maisons de la culture
pharaoniques qui servent de volière
aux pigeons. Au milieu de tout cela, les
banques affichaient les bilans comp-
tables les plus triomphaux de l’histoi-
re. Le chat attrapait les souris.
La prophétie du mage Solchaga
avait pris forme, l’Espagne était bel et
bien le meilleur pays au monde pour
gagner des millions du jour au lende-
main, grâce à une ressource naturelle
intarissable dont la valeur ne cessait
de croître : le sol.
Il paraît que la culture entrepre-
neuriale d’un pays se mesure à la di-
versité de sa production. L’immobilier
a fait mentir cet axiome, les petites et
moyennes entreprises se consacrant
presque entièrement à faire tourner
les bétonnières.
Peut-être la meilleure preuve de
l’infirmité intellectuelle des diri-
geants espagnols réside-t-elle dans
leur incapacité à comprendre que le
récit d’une société doit suivre les
règles dramaturgiques aristotéli-
ciennes, c’est-à-dire une progression
en trois temps : d’abord l’exposé, puis
le climax, et enfin le dénouement. En-
tendre par là que le futur n’est pas la
répétition du présent. Ou, en termes
économiques, que les cycles ont né-
cessairement une fin. Dès le com-
mencement du boum immobilier, les
dirigeants économiques et syndicaux
se savaient assis sur un baril de
poudre. Mais, en dépit des mises en
garde timides de la Gauche unie7, per-
sonne n’a voulu faire le premier pas.
Le chat devait continuer à attraper les
souris, même si ces dernières n’é-
taient qu’un mirage.
Si le peuple doit changer de diri-
geants quand ils ne valent rien, par-
fois, les dirigeants souhaitent changer
de peuple quand celui-ci ne leur
convient pas. Cette remarque de Ber-
tolt Brecht cerne assez bien l’état d’es-
prit du PSOE après sa cuisante défaite
électorale de l’année dernière. Durant
leurs derniers mois au pouvoir, les so-
cialistes avaient fait face à la crise –
dont ils avaient d’abord nié l’existen-
ce, l’idéologie de marché certifiant le
caractère invulnérable de l’économie
espagnole – en enterrant pour de bon
toute velléité de gouverner à gauche.
On jugea superflu d’expliquer aux ci-
toyens pourquoi les banques ne prê-
taient plus, pourquoi les petites et
moyennes entreprises faisaient faillite
les unes après les autres, pourquoi le
chômage gonflait jour après jour. Les
rares efforts consentis par le gouver-
nement Zapatero pour sauver ce qui
pouvait l’être se heurtaient aux tirs de
barrage de la droite, enferrée dans
l’une des oppositions les plus irres-
ponsables qui se soient jamais vues
dans un pays démocratique. De part
et d’autre, on était néanmoins d’ac-
cord sur un point : l’anxiété qui sub-
mergeait le peuple ne valait rien face à
la nécessité impérieuse de « rassurer
les marchés », autrement dit, de grati-
fier les banques d’une indigestion de
fonds publics.
Une tragicomédie, voilà à quoi se
résument les derniers mois de la
mandature socialiste. Tandis que le
gouvernement réduisait les salaires
et abreuvait les banques, des oppo-
sants comme Cristobal Montoro,
l’actuel ministre des Finances et des
Administrations publiques, plastron-
naient en public : laissons le pays
couler, c’est nous qui le relèverons.
Au rang des sauveurs, Luis de Guin-
dos : président exécutif de Lehman
Brothers pour l’Espagne et le Portu-
gal de 2006 à 2008, il dissimula aux
autorités ibériques les informations
de première main qu’il détenait sur
les comptes truqués de la banque et
sur les signes annonciateurs de son
effondrement. Il en fut récompensé
trois ans plus tard par le poste de mi-
nistre de l’Economie et de la Compé-
titivité dans le gouvernement de
Mariano Rajoy.
Ainsi, pendant que le gouverne-
ment socialiste étranglait les dé-
penses sociales au prétexte des « ajus-
tements
nécessaires »
et
des
« obligations imposées par Bruxelles »,
le nombre de chômeurs passait de
deux millions à trois, puis à quatre,
puis à cinq aujourd’hui. Discrète-
ment, traîtreusement, on changea la
Constitution pour imposer une règle
d’or budgétaire qui achèverait de
transformer la crise économique en
crise sociale : une propagation
accélérée de la pauvreté, sur un sol qui
n’inspire plus guère les promoteurs
immobiliers.
Aux élections, l’absence d’un récit
susceptible d’éclairer la tournure des
événements ne laissa qu’une question
en suspens : souhaitons-nous être des
citoyens ou des consommateurs ? Une
part importante de la société opta
pour le second terme de l’alternative,
accordant une majorité écrasante à la
droite.
Le chat pouvait continuer à attra-
per les souris. D’autant plus qu’un
nouveau festin s’offrait à sa voracité :
la braderie de la dette publique. Les
fonds déversés sur les banques ne ser-
virent pas, en effet, à irriguer les entre-
prises pour les sauver de la faillite, ni à
assouplir les crédits hypothécaires en
vue d’éviter l’expulsion des petits pro-
priétaires incapables de les rembour-
ser, mais à acheter de la dette pu-
blique à un taux d’intérêt de 3% à 5% :
une spéculation subventionnée par
l’Etat. En somme, la crise financière a
laissé la finance indemne. Elle s’em-
piffre peut-être moins qu’auparavant,
mais elle ne meurt pas de faim, loin
s’en faut.
En vertu des règles de l’Union eu-
ropéenne, il incombe aux Etats de ga-
rantir le sérieux, la robustesse et la pé-
rennité de leurs systèmes financiers.
Cette perversion permet aux spécula-
teurs de gagner à tous les coups : soit
les affaires marchent et ils monopoli-
sent les profits, soit les affaires ne
marchent plus et c’est le contribuable
qui leur tire les marrons du feu.
Les recettes fiscales s’épuisèrent
quelques mois avant le départ du gou-
vernement Zapatero. Comme le chat
avait faim, la Banque centrale eu-
ropéenne (BCE) débloqua des prêts à
seulement 1%, sans se soucier de la
santé des banques auxquelles ces cré-
dits étaient destinés. Le chat pouvait
s’engraisser de plus belle : avec l’ar-
gent bon marché de la BCE, les
banques raflèrent de la dette publique
à un taux d’intérêt fastueux de 5, puis
6, puis 7%. Solchaga n’avait pas menti :
l’Espagne restait bel et bien le
meilleur endroit au monde pour ga-
gner un maximum d’argent en un mi-
nimum de temps.
Au paradis des euphémismes, le
dégoût face à la corruption s’appelle
« désaffection à l’égard de la poli-
tique ». Pendant que le pays sombrait
dans le marécage du chômage, les di-
rigeants des
banques et
des caisses
d’épargne
préparaient
leur retraite
en
s’oc-
troyant des
bonus miro-
bolants,
sous
l’œil
placide de la mal nommée « classe po-
litique ». Une classe sociale se recon-
naît au soin qu’elle met à défendre ses
propres intérêts ; or la classe politique
espagnole sert avant tout les intérêts
des marchés. Il est vrai que les fron-
tières entre les deux mondes sont par-
fois poreuses. L’ancien président du
gouvernement José María Aznar, de-
venu consultant de luxe, se partage
désormais entre News Corp., l’empire
de Rupert Murdoch, et Endesa, la
multinationale espagnole de l’électri-
cité. Son prédécesseur, Felipe Gonzá-
lez, s’est reconverti comme conseiller
du groupe Gas Natural-Fenosa. Men-
tion spéciale à l’ancienne ministre so-
cialiste Elena Salgado, promue
conseillère de Chilectra, la filiale chi-
lienne d’Endesa, celle-là même qui
saccage l’environnement en Patago-
nie. Le chat ne se lasse pas d’attraper
les souris.
En Espagne, nous redoutons tous
le lever du soleil, car chaque jour
charrie son lot de mauvaises nou-
velles. A commencer par celle-là, qui
revient toujours : le gouvernement
gère le pays comme un syndic de co-
propriété. Avec ses manchettes de ve-
lours noir qui rehaussent la blan-
cheur immaculée de ses chemises,
Mariano Rajoy paraît s’être échappé
d’une étude de notaires du XIXe siècle.
Mais c’est en homme de son temps
que l’émissaire des marchés s’ap-
plique à accroître la précarité des ci-
toyens, vus comme des consomma-
teurs en disgrâce. Chaque matin,
nous sommes réveillés par un nou-
veau coup de griffe : toujours le chat
qui attrape les souris, même lors-
qu’elles ont forme humaine. Coupes
dans l’éducation, réductions des dé-
penses de santé, licenciements bap-
tisés « ajustements », silence de plomb
devant les scandales de corruption,
vols et escroqueries en série...
Symptomatique de la cleptomanie
régnante, l’affaire Bankia, ou com-
ment l’établissement bancaire réputé
le plus solide du pays menace à pré-
sent de faire dégringoler tout le systè-
me financier. Né en 2010 de la fusion
de sept caisses d’épargne régionales,
Bankia avait lancé un message clair :
l’ardente obligation d’être « compéti-
tif » imposait d’éliminer les derniers
vestiges de la fonction sociale attri-
buée autrefois aux caisses d’épargne.
Les premiers résultats s’annoncent
prometteurs, surtout pour les déten-
teurs d’actions. Mais, brusquement, le
ballon se dégonfle. Bien qu’un épais
mystère entoure jusqu’à ce jour les
causes de la crevaison, l’Etat s’em-
presse d’injecter 23,5 milliards d’eu-
ros dans les caisses percées de Bankia.
C’est plus que le budget national af-
fecté aux infrastructures.
Tout le monde a en mémoire
l’image du banquier ruiné se jetant
dans le vide lors du krach de 1929.
Dans l’Espagne d’aujourd’hui, les res-
ponsables de catastrophes financières
connaissent un sort plus clément. Le
patron de Bankia, Rodrigo Rato, an-
cien ministre de l’Economie dans le
gouvernement Aznar et ex-directeur
général du Fonds monétaire interna-
tional (FMI), n’a pas sauté par la
fenêtre. Quelle idée, quand on touche
plus de 2 millions d’euros de salaire
annuel !
Ainsi donc, le récit de la crise espa-
gnole commence et s’achève par une
apologie de la corruption, une plai-
doirie socialiste pour l’appât du gain
et un chat de couleur indéfinie, gros
mangeur de souris.
Karl Marx disait que le capitalis-
me contenait les germes de sa propre
destruction. Le philosophe à barbe
blanche pensait à l’Angleterre, mais
s’il prenait le soleil aujourd’hui sur
une plage de Marbella, avec le chat
de Felipe Gonzalez lui mordillant les
orteils, il se dirait peut-être que le ca-
pitalisme, en tant que système d’ex-
ploitation créant de la plus-value,
loin de s’autodétruire, s’est régénéré
en empruntant au marché son visage
invisible, son corps insaisissable, sa
voracité prodigieuse. Et peut-être
Marx prendrait-il son iPhone pour
appeler Friedrich Engels et lui dire :
« Un spectre hante le monde. C’est le
spectre du monde dans lequel nous
voulons vivre, le spectre d’une so-
ciété possible à laquelle nous vou-
lons participer. »
Mais, en attendant que le spectre
se mette en marche, le chat maudit n’a
pas fini d’attraper les souris. I
*Ecrivain chilien vivant en Espagne. Dernier ou-
vrage paru en français (avec Daniel Mordzinski) :
Dernières nouvelles du Sud, Métaillé, Paris,
2012.
1 A la mort du général Francisco Franco, le 20 no-
vembre 1975, la monarchie est restaurée. Juan
Carlos 1er engage alors un processus de transi-
tion démocratique. (Toutes les notes sont de la
rédaction.)
2 Président du gouvernement espagnol de 1982 à
1996.
3 Le roman picaresque apparaît en Espagne au
cours du XVIe siècle. Son protagoniste central est
le pícaro, un antihéros d’extraction populaire
généralement sans scrupules.
4 Euskadi Ta Askatasuna (« Pays basque et li-
berté »), organisation armée indépendantiste
créée en 1959.
5 Président socialiste du Chili (1908-1973), élu en
1970 et renversé par un coup d’Etat du général
Augusto Pinochet le 11 septembre 1973.
6 M. Aznar est l’ancien dirigeant du Parti populai-
re (PP, droite), au pouvoir de 1996 à 2004, et M.
Zapatero, du Parti socialiste ouvrier espagnol
(PSOE, gauche), au gouvernement de 2004 à
2011.
7 Parti politique fondé en 1986 autour, notam-
ment, du Parti communiste d’Espagne.
Paru dans Le Monde diplomatique d’août 2012.