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Le Nord tente de museler la Cnuced, alliée des pays du Sud
mardi 25 septembre 2012, par
Les pays occidentaux, dont la Suisse, ne veulent plus que l’agence onusienne publie des travaux critiques sur les enjeux économiques internationaux. D’âpres négociations ont lieu en ce moment.
Le clivage Nord-Sud refait surface. A ma gauche, le G77 + la Chine, composé des pays en développement. A ma droite, un groupe officieux dénommé Jusscannz1, emmené par la Suisse. Les deux blocs s’affrontent autour de la définition du mandat de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) pour les quatre prochaines années, alors que les Etats se réunissent à Doha du 21 au 26 avril.
Depuis une semaine, des voix s’élèvent pour déplorer que le Nord tente de museler la Cnuced, dont les travaux tendent à s’écarter de l’orthodoxie économique et s’intéressent aux besoins des pays en développement. Les différentes versions du texte en cours de négociation, dont Le Courrier a obtenu copie, montrent que le groupe Jusscannz ne veut plus que la Cnuced se penche sur les thématiques internationales, comme la crise économique et financière, le changement climatique ou les prix des matières premières (agricoles, industrielles et énergétiques). Ils proposent ainsi de supprimer le paragraphe demandant à l’organisation de participer à la recherche de solutions pour « reconnecter la finance à l’économie réelle ». Ils refusent que la Cnuced s’intéresse à la pire crise financière « depuis les années 1930 », qui n’a « pas épargné les pays les plus pauvres ». Ou qu’elle planche sur la volatilité des prix des matières premières, qui génèrent « une insécurité alimentaire » dans le monde.
Pour un monopole des idées
Dans un article intitulé « Le Nord riposte », le professeur d’économie politique à la London School of Economics Robert H. Wade raille cette « censure » : « Ironiquement, les gouvernements occidentaux ainsi que les organisations qu’ils contrôlent, comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, qui prêchent les vertus de la concurrence pour les autres, sont en train d’annihiler la concurrence dans le domaine des idées politiques. »
Quarante-neuf anciens économistes de la Cnuced ont signé une lettre ouverte pour dénoncer cette volonté de la « réduire au silence ». Celle-ci, insistent-ils, peut pourtant se prévaloir d’un honorable bilan en matière de prédictions, qu’il s’agisse des dangers de la dérégulation de la finance ou de l’imminence de crises régionales, comme au Mexique en 1994-1995, dans le Sud-Est asiatique en 1997 ou en Argentine en 2001. Autant d’événements majeurs qui ont échappé à la vigilance des économistes du FMI, jugés plus compétents par les pays du Jusscannz. En conclusion, les signataires se demandent s’il s’agit de « tuer le message, le messager ou... les deux ».
Un audit en pleine guerre
C’est dans ce contexte qu’un audit discréditant la Cnuced a opportunément été rendu public la semaine dernière. Diffusé avant que le secrétariat général ait pu y répondre, le rapport dénonce la bureaucratisation de cette agence basée à Genève. Dans Le Temps, le secrétaire général, Supachai Panitchpakdi, a rétorqué que le document « comporte énormément d’erreurs factuelles ». Tout en jugeant légitime de s’attaquer à l’excès de bureaucratie, il a rappelé que ce « défi » vaut pour « l’ensemble du système des Nations unies ».
Par le passé, la feuille de route de la Cnuced a certes parfois suscité de vives tensions, mais elle « n’a pas fait l’objet d’âpres négociations » lors des quinze dernières années, explique, dans une autre lettre ouverte, Martin Khor, directeur du South Centre, le think tank des pays du Sud. Il faut dès lors se demander pourquoi cette remise en question intervient aujourd’hui.
Promesses remises en cause
Vijay Prashad, professeur de relations internationales au Trinitiy College, aux Etats-Unis, inscrit ce bras de fer dans un contexte plus large : « En 2009, au plus fort de la crise, les démocraties occidentales ont promis que le G8 (ndlr. qui réunit les huit pays les plus industrialisés) s’effacerait au profit du G20 (ndlr. qui inclut les principaux pays émergents) ; que le système financier allait être réformé ; enfin, qu’elles feraient les concessions nécessaires pour que le cycle de Doha à l’OMC aboutisse. Maintenant que l’économie reprend des couleurs, les pays du Nord reviennent sur ces engagements. Pas uniquement ici avec la Cnuced, mais aussi en vue du sommet Rio+20 sur le développement durable en juin et du G8, prévu aux Etats-Unis. »
Pour 1,5 million de dollars...
Membre de la délégation suisse dans ces négociations, Hans-Peter Egler nie l’existence d’un agenda politique. Pour le chef de la promotion du commerce au sein de Secrétariat à l’économie (Seco), la Cnuced « doit se concentrer sur le commerce et le développement. A chaque organisation ses compétences », estime-t-il. Et de citer, sur les matières premières agricoles, des entités comme l’Organisation internationale du cacao (ICCO). Sur les questions financières, le FMI. Et ainsi de suite. Pour Hans-Peter Egler, c’est donc avant tout une question de concentration sur le mandat de l’institution onusienne ainsi qu’une augmentation de son efficacité. Ce qui doit au final la « renforcer ».
A ce discours officiel, un diplomate suisse oppose anonymement une explication plus politique : « Nous devons rendre des comptes au parlement. Or, il est difficile de justifier un budget dédié à une organisation dont les recherches vont à l’encontre de nos intérêts. » Et cela même s’il s’avère que la contribution de la Confédération au budget de la Cnuced ne dépasse pas... 1,5 million de dollars par année. A quoi il faut ajouter 2,6 millions consacrés à des projets de développement sur le terrain. Dotée d’une enveloppe globale de 143 millions de dollars pour deux ans, la Cnuced est d’une manière générale une institution peu gourmande en deniers publics par rapport à la plupart des agences onusiennes.
Ce qui est logique, puisque sa mission principale est l’analyse et la recherche. Une mission dont le champ se réduit sous la pression des pays occidentaux. Comme le souligne Robert H. Wade, il lui reste ainsi à se focaliser sur la démocratie, la liberté, les études genre et la jeunesse. C’est-à-dire sur des thématiques nationales et surtout moins dérangeantes.
Source : http://www.lecourrier.ch/97883/le_nord_tente_de_museler_la_cnuced_alliee_des_pays_du_sud