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Les pays riches accaparent les terres des pays pauvres

mercredi 19 octobre 2011, par Arturo

Les achats massifs de terrains dans les pays en développement menacent nombre de petits paysans. La communauté internationale cherche une solution

Ces négociations-là, menées sous l’impulsion du Comité de la sécurité alimentaire mondiale, ont été peu médiatisées. Et pourtant elles sont d’une importance cruciale puisqu’elles vont influencer le sort de centaines de millions de personnes dans les pays en développement. Les Etats membres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ont discuté toute la semaine dernière d’un projet de directives concernant la propriété de la terre dans le monde face à la globalisation du marché foncier. Faute d’avoir abouti, ils vont poursuivre l’exercice ces prochains temps afin de dessiner le meilleur modus vivendi possible entre les puissants investisseurs désireux de se procurer des terres partout sur la planète, les Etats souvent pauvres abritant ces surfaces et les communautés locales.

Un rapport, commandé il y a douze mois par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale, a dressé en juillet dernier le tableau de la situation. Jamais encore les investissements internationaux dans l’agriculture n’ont été aussi élevés. Et selon les études les plus précises à disposition, « 50 à 80 millions d’hectares de terres, principalement dans des pays à faible revenu » (situés en Afrique dans deux tiers des cas), ont été accaparés ces cinq dernières années.

Ces opérations ont pour raison principale la volonté de différents pays riches ou émergents d’assurer l’approvisionnement alimentaire de leur population au-delà de ce que leur territoire est susceptible d’offrir. Il en va ainsi par exemple de l’Arabie saoudite, condamnée à compter de plus en plus sur l’étranger pour se nourrir étant donné sa population croissante et ses moyens d’irrigation limités. Il en est de même pour la Chine, dont les habitants gagnent toujours mieux leur vie et souhaitent manger en conséquence. C’est-à-dire en consommant davantage de viande, un produit qui exige sensiblement plus de terres que les céréales traditionnelles.

Or, cette tendance promet de se renforcer ces prochaines décennies. Le rapport du Comité sur la sécurité alimentaire mondiale annonce une hausse de 70% de la demande globale en nourriture en raison de différents facteurs comme l’essor démographique et la hausse des revenus.

La production de biocarburants représente un deuxième motif majeur des investissements internationaux dans l’agriculture. Et la demande devrait là aussi exploser. Alors que 14 millions d’hectares (1% des terres arables) lui étaient consacrés en 2006, de 35 à 54 millions d’hectares (2,5-3,8%) devraient l’être en 2030.

Enfin, troisième raison de cette course à l’investissement agricole : la terre est devenue ces dernières années un « actif financier globalisé », selon la formule de Paul Mathieu, du service des régimes fonciers à la FAO. La crise alimentaire de 2007-2008, caractérisée par de fortes hausses du prix des céréales, a prouvé que l’agriculture pouvait être plus rentable qu’on ne l’avait pensé précédemment. Et la crise économique qui s’est déclarée en 2008 a imposé la terre comme une possibilité intéressante et plutôt sûre d’investissement alternatif.

Les pays concernés, qui n’ont pas les moyens de développer autant qu’ils le voudraient leur agriculture, ont plutôt bien accueilli cette demande de terre. Mais, selon Paul Mathieu, trois problèmes ont rapidement surgi.

Le premier est l’asymétrie des capacités d’analyse et de négociation entre des investisseurs aux moyens énormes et des Etats aux moyens très limités. Le gouvernement d’un petit pays africain a rarement de quoi rivaliser avec des fonds de pension européens ou de grandes sociétés moyen-orientales. Ce qui ouvre la porte à bien des abus et, évidemment, à la corruption.

Le deuxième problème est le sort des populations locales, qui occupent ces surfaces sans avoir bien souvent le moindre titre de propriété. Dans des pays où l’Etat se considère comme l’unique propriétaire de la terre, le risque est grand que les producteurs locaux et leurs familles soient insuffisamment pris en compte.

Le troisième problème, selon Paul Mathieu, est celui du partage de la plus-value. A partir du moment où la terre agricole est davantage sollicitée et acquiert davantage de valeur, il s’agit de déterminer qui des investisseurs, de l’Etat hôte et des communautés locales doit profiter de cette nouvelle manne. Et dans quelles proportions.

Le rapport sollicité par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale ne s’oppose pas aux investissements étrangers dans la mesure où ces derniers apparaissent dans de nombreux cas comme la condition d’une agriculture plus productive. Mais il appelle de ses vœux des accords « win-win-win », permettant aux trois parties de tirer profit de la situation. Pour y parvenir, il préconise d’équilibrer le rapport de force en donnant plus de poids à l’acteur le plus modeste, les communautés locales. Comment ? En reconnaissant notamment des droits fonciers à un maximum de paysans dans le monde.

L’idée est séduisante. Mais sa mise en œuvre se révèle compliquée. « Prenez une parcelle agricole dans le Sahel ouest-africain par exemple, indique le rapport. Elle est cultivée par un ménage pendant plusieurs années puis laissée en jachère. Des éleveurs peuvent y accéder pour donner le chaume à paître à leur bétail, des femmes pour y collecter des fruits et du bois de feu sur des arbres et des vieillards pour faucher certaines herbes à la limite du champ et en remplir des greniers. » Et la description, qui continue, de dessiner la complexité des régimes fonciers traditionnels qui empilent des droits divers et variés sur un même espace. Comment traduire cela en droit de propriété moderne ?

L’expérience a été tentée de donner des titres à des communautés. Mais ce genre d’opérations ne règle pas tous les problèmes. « La communauté doit rester unie pour gérer ses droits face aux acquéreurs intéressés, souligne Paul Mathieu. Après qu’un tel papier a été émis, il peut tomber dans les mains d’un chef coutumier soucieux du bien commun, remarque Paul Mathieu. Mais il peut aussi parvenir à un homme fort qui tentera de tirer avantage de son rôle d’intermédiaire pour en tirer un bénéfice personnel. »

Les négociations en cours ont pour seule ambition d’édicter des recommandations générales. Il reviendra ensuite à chaque pays de se déterminer. Parce qu’il n’est pas prévu qu’un accord sur le sujet aura davantage qu’une force morale. Et parce qu’un régime foncier doit coller étroitement à la société qui l’adopte. Or, les sociétés sont toutes différentes. Plus individualistes ici, plus collectivistes là, elles ont chacune leur histoire dont on ne pourra pas faire table rase. Il n’empêche : à partir du moment où il sera adopté, le texte en discussion servira de référence et facilitera le dialogue entre les parties. Ce qui sera déjà un progrès important.

Source : Le Temps, 18 octobre 2011 (http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/fc5c303e-f8f8-11e0-a3d8-a1c3dd37f049/Comment_partager_le_g%C3%A2teau_de_la_terre)